Friday, September 3, 2010

La Peur - Stefan Zweig : morceaux choisis



(…) Cette première crainte où il y avait aussi de l'impatience se fondait dans la chaude étreinte de l'accueil. Mais plus tard, quand elle s'en retournait chez elle, un nouveau frisson mystérieux la parcourait auquel se mêlaient confusément le remords de sa faute et la folle crainte que dans la rue n'importe qui pût lire sur son visage d'où elle venait et répondre à son trouble par un sourire insolent. Déjà les dernières minutes auprès de son amant étaient empoisonnées par l'appréhension de ce qui l'attendait. Quand elle était prête à s'en aller ses mains tremblaient de nervosité, elle n'écoutait plus que distraitement ce qu'il lui disait et repoussait hâtivement ses effusions. Partir, tout en elle ne voulait plus que partir (…)
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Dehors l'attendait déjà la peur, impatiente de l'empoigner et qui lui comprimait si impérieusement le cœur que dès les premières marches elle était essoufflée.
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(...) Voyant que l'autre lui laissait le passage libre, elle se précipita dehors, comme on se jette du haut d'une tour pour se suicider. Elle sentait, en courant, les visages glisser à ses côtés comme des masques grimaçants; elle atteignit péniblement une voiture arrêtée au coin de la rue. Elle se jeta sur les coussins, comme une masse, puis tout en elle devint immobile et rigide ; lorsque au bout d'un certain temps le chauffeur, étonné, demanda à cette singulière cliente où elle voulait aller, elle le regarda comme ahurie, jusqu'à ce que son cerveau engourdi eût enfin saisi ses paroles.
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Elle eût voulu hurler ou donner des coups de poing pour se délivrer de l'horreur de ce souvenir, enfoncé dans son cerveau comme un hameçon, pour ne plus voir devant elle ce visage méchant avec son rire goguenard, cette bouche malodorante et pleine de haine qui lui avait craché en pleine figure des paroles si infâmes, ce poing rouge dont la femme l'avait menacée.
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Irène reconquérait une apparence de calme, cependant que les vagues souterraines de l'émotion continuaient à battre douloureusement dans sa poitrine tendue.
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Les pensées d'Irène revenaient sans cesse en arrière et tressaillaient d'épouvante en parvenant à l'instant où elle était venue buter contre la femme sinistre (…)
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Comme elle ne serait plus prise dans l'étau de la peur, elle pourrait avoir une attitude calme : elle nierait tout, soutiendrait froidement qu'il s'agit d'une erreur, et comme il n'existait aucune preuve de sa visite elle accuserait éventuellement la femme de chantage.
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Mais il est une mollesse de l'atmosphère qui rend plus sensuel que l'orage ou la tempête, une modération du bonheur plus énervante que le malheur. La satiété irrite autant que la faim, et la sécurité, l'absence de danger dans sa vie éveillait chez Irène la curiosité de l'aventure.
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Fière de tellement intéresser un véritable artiste, de le comprendre et de le conseiller, comme il l'en assurait sans cesse, elle céda étourdiment quelques semaines plus tard au désir qu'il lui exprima de jouer sa nouvelle oeuvre chez lui, pour elle, pour elle seule. Promesse peut-être à demi sincère, mais bientôt noyée sous les baisers et finalement oubliée dans l'abandon surpris d'Irène. Le premier sentiment de celle-ci fut l'effroi devant la tournure sensuelle inattendue qu'avaient prise leurs rapports : le charme de leurs relations était brusquement rompu, et le chatouillement vaniteux d'avoir renié, par une décision qu'elle croyait sienne, le monde bourgeois où elle vivait, ne calmait que partiellement le remords de l'involontaire adultère. Sa vanité changea en orgueil le frisson de la faute qui l'avait effrayée les premiers jours.
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(...) Au fond, elle n'aimait guère ces étreintes brusques et impérieuses dont elle comparait sans le vouloir la rudesse tyrannique aux gestes tendres de son mari, que les années de mariage n'avaient pas rendu moins délicat. Mais une fois tombée dans l'infidélité, elle revenait encore et toujours au pianiste, ni comblée ni déçue, par une sorte de devoir, par habitude.
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La violence de cet amour flattait sa vanité, ce désespoir sans bornes la ravissait.
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Alors un jeu nouveau la tenta : bouder sans explications pour être encore plus désirée.
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Au fond, elle était presque contente de l'histoire de la veille qui lui avait fait éprouver, pour la première fois depuis bien longtemps, un sentiment vrai, d'une telle force, d'une telle intensité que ses nerfs, d'ordinaire plutôt détendus, en palpitaient encore souterrainement.
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Quand Irène franchit le seuil de la confiserie, il était assis dans un coin et il bondit vers elle avec une agitation qui lui fut à la fois agréable et pénible. Il lui lança dans son désarroi un tel tourbillon de questions et de reproches qu'elle dut le prier de baisser la voix. Sans même indiquer la vraie cause de son absence à leur der- nier rendez-vous, elle fit des allusions dont l'imprécision l'enflammait encore plus. Elle demeura inaccessible à ses désirs, avare même de promesses, car elle se rendait compte combien il était excité par ce subit et mystérieux refus... Et lorsque, après une demi-heure d'entretien ardent, elle le quitta sans lui avoir accordé la moindre marque de tendresse, elle brûlait intérieurement d'un feu étrange qu'elle n'avait connu que jeune fille. Elle croyait éprouver au plus profond d'elle-même le picotement d'une petite flamme prête à embraser tout son corps. Elle recueillait en passant tous les regards des hommes et ce succès inattendu excita si fort en elle le désir de voir son visage qu'elle s'arrêta soudain devant la vitrine d'un fleuriste pour s'admirer dans un cadre de roses rouges et de violettes scintillantes de rosée. Depuis son adolescence elle ne s'était pas sentie aussi légère et ses sens n'avaient pas été aussi éveillés; ni les premiers jours du mariage ni les étreintes de l'amant n'avaient pareillement aiguillonné sa chair, et la pensée lui parut insupportable de prodiguer à des heures réglées cette légèreté extraordinaire, cette suave griserie de son sang.
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La terreur s'était installée chez elle et ne quittait pas l'appartement. Durant les longues heures vides qui faisaient sans cesse refluer à sa mémoire les images de l'épouvantable rencontre, elle se rendait parfaitement compte que sa situation était tragique.
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Elle le scrutait comme s'il se fut agi du visage d'un étranger, cherchant à arracher à ces traits familiers, subitement redevenus lointains, le caractère que huit années de communauté avaient caché à son indifférence. Le front était noble et clair, comme moulé par un puissant effort spirituel; la bouche, en revanche, était sévère et sans indulgence. Tout était tendu dans ses traits virils, pénétrés d'énergie et de force. Mais les yeux qui recelaient sans doute le vrai mystère étaient baissés sur le livre et cachés à son examen.
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De plus, elle n'avait pas l'habileté de se rendre moins visible par une sage réserve et de demeurer tranquillement dans sa chambre à lire ou à travailler; la peur qui se transformait chez elle, comme tout sentiment intense, en nervosité, la chassait d'une pièce dans l'autre. À chaque coup de sonnette, à chaque appel téléphonique, elle sursautait et sentait toute son existence paisible se déchirer et s'effondrer.
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Elle avait besoin de voir du monde, de quelques heures de repos loin d'elle-même, loin de cette solitude meurtrière de la peur. Et puis, où serait-elle plus en sécurité que dans une maison étrangère, chez des amis? Où serait-elle mieux abritée contre la persécution invisible qui rôdait autour d'elle ?
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Ici un mur la défendait contre tout tourment, la haine ne pouvait l'atteindre, il n'y avait que des gens qui l'estimaient, l'honoraient, l'aimaient, des gens du monde, sans intentions mauvaises, rayonnants de frivolité, voluptueux comme elle-même à présent.
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La musique, à côté, la tentait et s'infiltrait sous sa peau brûlante. Les danses commencèrent, et, sans le savoir, elle virevoltait déjà. Elle dansa comme jamais elle n'avait dansé. Ce tournoiement la délivrait de toute oppression, le rythme gagnait ses membres et donnait à son corps des inflexions ardentes. Lorsque les instruments se taisaient, le silence lui était douloureux, l'énervement embrasait sa chair frémissante, et aussitôt que la musique reprenait elle se précipitait de nouveau dans le tourbillon comme dans un bain, dans une eau rafraîchissante, apaisante, élastique. Elle n'avait jamais été qu'une danseuse médiocre, trop mesurée, trop réfléchie, trop prudente dans ses mouvements, mais la griserie de la joie retrouvée lui faisait ignorer ce soir-là toute barrière. La chaîne d'acier, faite de réserve et de pudeur, qui d'ordinaire maintenait dans certaines limites ses passions les plus folles, s'était rompue brusquement et elle se laissait aller à un abandon effréné, total, bienheureux.
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Les gens étaient subitement revenus. Ils accouraient de toutes les salles en un vacarme épouvantable qui grossissait sans cesse et maintenant leurs yeux ne se détachaient plus d'Irène, tandis que la femme hurlait : « Elle me l'a volé, la garce, la putain. » Elle ne savait où se mettre, de quel côté se tourner, car les gens se rapprochaient de plus en plus et des regards curieux et enflammés fouillaient sa nudité; soudain, alors que ses yeux affolés cherchaient le salut, elle aperçut son mari, immobile dans le cadre noir de la porte, la main droite dissimulée derrière le dos. Elle poussa un cri et s'enfuit; elle courait à travers les salles, la foule lubrique, déchaînée, à ses trousses ; elle sentait sa robe glisser peu à peu, à peine pouvait-elle encore la retenir. Une porte s'ouvrit devant elle, elle se précipita dans l'escalier, mais en bas la terrible femme au jupon de laine et aux mains griffues l'attendait encore. Elle fit un bond de côté et se jeta, délirante, dans l'espace; l'autre se lança à sa poursuite, et toutes deux galopèrent dans la nuit, le long des rues silencieuses, sous les réverbères grimaçants. Les sabots de la femme claquaient toujours derrière Irène, qui, à chaque tournant, la voyait bondir à sa poursuite. Multipliée à l'infini, elle surgissait partout pour l'agripper. Irène, dont les genoux commençaient à fléchir, fut enfin devant sa maison; elle se précipita sur la porte, mais lorsqu'elle l'ouvrit elle vit son mari, un couteau à la main; son regard perçant ne la quittait point.
« D'où viens-tu ?» demanda-t-il sourdement.
« De nulle part », s'entendit-elle répondre; en même temps un rire strident éclatait à son côté.
« Je l'ai vue ! Je l'ai vue ! » clamait la femme, auprès d'elle, avec un rire dément. Son mari brandit le couteau. (...)
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La main qui l'enlaçait déjà se retira. Elle frémit en voyant son mari si pâle sous la lumière blême, le front assombri par les lourdes ombres de noires pensées. Lentement, il se redressa.
— Je ne sais pas, mais il me semblait que tous ces jours-ci tu avais quelque chose à me dire. Quelque chose qui ne regarde que toi et moi. Parle, Irène, nous sommes seuls.
Elle était là immobile, comme hypnotisée par son regard grave et voilé. Tout serait bien, se disait-elle, si seulement je prononçais un mot, un petit mot : Pardon. Il n'en demanderait pas la raison. Mais pourquoi la lumière brûlait-elle, cette lumière éclatante, insolente, qui les épiait ? Dans l'obscurité, elle aurait pu parler. Mais la clarté brisait sa volonté.
— Alors ? N'as-tu vraiment rien, mais rien à me dire ?
Que la tentation était forte, que sa voix était douce ! Jamais elle ne l'avait entendu parler ainsi. Maudite et indiscrète lumière ! Elle se ressaisit.
— Que t'imagines-tu donc, Fritz, fit-elle en riant, effrayée elle-même par sa voix de fausset. Parce que je ne dors pas bien, tu crois que j'ai des secrets? Qui sait, des aventures, peut-être? Le son faux et hypocrite de ses paroles la faisait frissonner; elle avait horreur d'elle-même! Elle détourna les yeux.
« Allons, dors bien. »
Il avait dit cela d'une voix brève, d'une tout autre voix, — menaçante ou railleuse. Puis il éteignit la lumière. Elle vit son ombre disparaître, — fantôme nocturne et silencieux. Quand la porte se referma il lui sembla que retombait le couvercle d'un cercueil. Le monde entier lui paraissait mort, seul son coeur, au fond de son corps glacé, battait farouchement dans le vide, et chaque battement augmentait sa souffrance.
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La lettre était brève. Deux lignes : « Prière de remettre au porteur de ce mot cent couronnes. » Pas de signature, pas de date, rien que cet ordre impérieux dont l'écriture était visiblement déguisée. Irène se précipita dans sa chambre pour y prendre de l'argent, mais elle avait égaré la clef de son coffret ; elle se mit à secouer et à fouiller avec fièvre tous ses tiroirs jusqu'à ce qu'elle l'eût retrouvée. Toute tremblante, elle mit la somme dans une enveloppe et alla la porter elle-même au messager qui attendait devant la porte. Elle fit tout cela avec des gestes de somnambule, sans réflexion, sans hésitation. Puis, au bout de deux minutes d'absence, elle revint dans la salle à manger.
Personne ne parlait. Elle se rassit avec une gêne craintive, s'apprêtant à donner une vague et rapide explication, lorsqu'elle s'aperçut avec une indicible épouvante que dans son émoi elle avait laissé la lettre ouverte à côté de son assiette. Sa main tremblait si fort qu'elle dut vite reposer sur la table le verre qu'elle venait de prendre. D'un mouvement furtif, elle chiffonna le papier, mais au moment où elle le dissimulait, elle rencontra le regard de son mari : un regard grave, douloureux, pénétrant, qu'elle ne lui connaissait pas d'habitude. Depuis quelques jours seulement la méfiance de ces yeux déchaînait en elle de subites secousses qu'elle ne pouvait maîtriser et qui l'ébranlaient jusqu'aux entrailles. C'est avec des yeux semblables qu'il l'avait regardée lorsqu'elle dansait; c'est ce même regard qui, la nuit précédente, avait étincelé au-dessus d'elle pendant son sommeil comme la lame d'un couteau.
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Un jour son mari lui avait raconté qu'il avait connu un juge d'instruction dont l'art, au cours de l'interrogatoire, était d'examiner le dossier en simulant la myopie, pour tout à coup, au moment décisif, lever les yeux avec la rapidité de l'éclair et les enfoncer comme un poignard dans ceux de l'accusé. Ce dernier, devant un regard aussi foudroyant, perdait aussitôt contenance et ne pouvait plus cacher la vérité.
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La nervosité le faisait souvent se lever la nuit pour feuilleter des dossiers, mais le jour elle rendait son masque froid comme l'acier; il buvait et mangeait peu, fumait sans discontinuer, semblait épargner ses mots pour la séance du tribunal. Elle avait assisté une seule fois à une plaidoirie de son mari et s'en était tenue là tant l'avaient effrayée la passion farouche, presque furieuse de son discours, les traits sombres et durs de son visage qu'elle croyait soudain revoir dans ce regard fixe sous les sourcils menaçants.
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Elle demeura muette et son trouble était d'autant plus grand qu'elle sentait le danger de ce silence.
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Levant les yeux, elle reconnut un ancien ami de la famille, un homme d'un certain âge, aimable mais bavard et que d'ordinaire elle évitait parce qu'il avait l'habitude d'importuner les gens pendant des heures avec ses petits malaises physiques, peut-être imaginaires, d'ailleurs. Aujourd'hui elle regrettait d'avoir simplement répondu à son salut sans chercher à se faire accompagner, car sa présence l'eût protégée contre une attaque inopinée de sa persécutrice. Elle hésita, voulut retourner sur ses pas, mais soudain il lui sembla que quelqu'un, derrière elle, cherchait à la rattraper. Sans réfléchir, elle fonça en avant. Mais son intuition, aiguisée par la peur, lui disait que son poursuiveur lui aussi activait le pas; Irène n'en continuait pas moins d'aller toujours plus vite tout en sachant qu'elle finirait par être vaincue dans cette lutte. Ses épaules se mirent à trembler — le pas se rapprochait de plus en plus — en pensant à la main qui, dans un instant, se poserait sur elle; mais plus elle voulait se hâter plus ses genoux devenaient lourds. La personne était tout près d'elle, elle le sentait.
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La fureur la rendait folle. Avec quel plaisir elle l'eût giflé. Mais elle se retint, le regarda encore une fois avec dégoût, semblant se demander si oui ou non elle allait lui cracher toute sa rage au visage, puis soudain elle lui tourna le dos et s'enfonça dans la foule, sans se retourner. Un instant il resta là, la main tendue et suppliante, consterné et frissonnant; puis le flot des passants le poussa et l'entraîna, telle la feuille qui volette et tournoie avant de se laisser emporter, impuissante, par la rivière.
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Le sort ne voulait point qu'elle s'abandonnât aux espoirs berceurs.
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Elle ne pouvait plus ni lire ni s'adonner à quoi que ce fût, tant la traquait cette peur diabolique. Elle devenait malade. Parfois elle avait des battements de coeur si violents qu'elle était subitement obligée de s'asseoir; une lourdeur trouble envahissait ses membres, les rendait las et presque douloureux. Les nerfs palpitants, elle se montrait néanmoins souriante et gaie, sans que quiconque devinât l'effort infini qui se cachait sous cette gaieté feinte, la force héroïque qu'elle dépensait dans cette lutte quotidienne et inutile.


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Un changement s'était opéré chez son mari ces derniers temps. Son attitude inquisitoriale du début avait fait place à une sorte de bonté et d'attention qui rappelait involontairement à Irène le temps de ses fiançailles. Il la traitait comme une malade, avec une prévenance qui la rendait confuse. Elle sentait parfois, frémissante, qu'il l'invitait à prononcer les mots qui la délivreraient, qu'il l'engageait à se confesser; elle comprenait son intention et lui en était très reconnaissante. Mais en même temps que croissait sa gratitude, elle sentait aussi grandir sa honte, obstacle plus considérable à sa confession que la méfiance de la veille.
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Quelques jours avant, une tante avait apporté au garçonnet un joli cheval peint; la petite soeur, qui avait reçu un cadeau de moindre importance, en avait conçu une amère jalousie. En vain avait-elle cherché à faire valoir des droits sur le jouet; elle l'avait d'ailleurs fait si âprement que son frère lui avait interdit de toucher à son cheval, interdiction qui avait provoqué chez elle une violente colère, qui se transforma ensuite en un silence sombre, sournois, obstiné. Le lendemain matin, plus de cheval et tous les efforts du petit garçon pour le retrouver avaient été inutiles, lorsque, par hasard, on découvrit dans la cheminée le jouet éventré et mis en pièces. Les soupçons de l'enfant s'étaient tout naturellement portés sur sa soeur et il s'était précipité en pleurant chez son père pour accuser la méchante; l'interrogatoire venait de commencer.

(...) Au début, l'accusée nia, les yeux craintivement baissés et avec un tremblement dans la voix qui la trahissait. La gouvernante témoigna contre elle; elle l'avait entendue, dans sa colère, menacer son frère de jeter le cheval par la fenêtre, ce que la petite s'efforçait en vain de démentir.
(...) Tant que l'enfant persista dans son mensonge, le père demeura sévère, mais s'il s'efforçait de vaincre petit à petit sa résistance, pas une seule fois il ne se mit en colère. Lorsque les dénégations de l'accusée se transformèrent en une sourde obstination, il se mit à lui parler avec douceur, lui fit comprendre les mobiles de son acte, l'excusa même, en quelque sorte, lui déclarant être sûr que si elle avait commis quelque chose d'aussi laid dans un élan irréfléchi de colère, c'était parce qu'elle ne s'était pas rendu compte de toute la peine qu'elle allait causer à son frère. Il mettait tant de chaleur, tant d'insistance à présenter sa faute à l'enfant, de plus en plus ébranlée, comme quelque chose de concevable et pourtant de répréhensible, que finalement elle éclata en sanglots. Et bientôt, inondée de larmes, elle avoua en balbutiant
Irène se précipita vers l'enfant pour la prendre dans ses bras, mais celle-ci la repoussa, cependant que son mari s'opposait à cette trop prompte compassion ; il ne voulait pas, malgré tout, laisser le méfait impuni et il prit contre la fillette une sanction qui, tout insignifiante qu'elle fût, n'était pas sans la toucher : le lendemain, elle ne se rendrait pas à une fête où elle se réjouissait d'aller depuis des semaines.
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— Tu me demandes, si elle me fait pitié? A cela je te répondrai : elle ne me fait plus pitié. Depuis que je l'ai punie — même si la peine lui paraît amère — elle est soulagée. Hier elle était à plaindre, alors qu'elle avait caché dans la cheminée les débris du pauvre petit cheval, que toute la maison le cherchait et qu'à chaque instant elle craignait la découverte de sa faute. La peur est bien pire que la punition, parce que cette dernière est quelque chose de précis; forte ou petite, elle est toujours préférable à la tension horrible de l'incertitude. Dès qu'elle a été fixée sur son châtiment, elle s'est senti le coeur plus léger. Il ne faut pas te laisser induire en erreur par ses larmes : elles ne demandaient qu'à couler et jusqu'alors elles avaient été refoulées, ce qui était bien plus mauvais.
Irène leva les yeux. Il lui semblait que chaque mot la visait. Mais lui ne paraissait même pas faire attention à elle.
— Il en est vraiment ainsi, crois-moi, poursuivit son mari. L'expérience me l'a appris. Les accusés souffrent terriblement de leur dissimulation, de la menace de ne plus pouvoir nier; leur lutte pour défendre un mensonge contre mille petites attaques déguisées est une grande et affreuse souffrance où l'on voit l'accusé se crisper et se tordre quand on veut lui arracher un aveu. Parfois celui-ci est déjà dans la gorge, il étrangle presque le coupable, une force irrésistible veut le faire sortir, il est sur le point de s'exprimer : mais soudain une autre force plus grande encore, un inconcevable mélange de peur et d'entêtement le lui fait ravaler. Et la lutte recommence. Le juge, parfois, en souffre encore plus que les accusés. Et pourtant ceux-ci le considèrent toujours comme leur ennemi, lui qui est en somme leur auxiliaire. En ce qui me concerne, en tant qu'avocat, je devrais conseiller à mes clients de se garder de dire la vérité, je devrais appuyer leurs mensonges, mais souvent je n'ose le faire, car je sais qu'ils souffrent bien plus de la négation que de la confession de leur faute et de son châtiment. Au fond, je n'arrive pas à comprendre que l'on puisse consciemment commettre un acte dangereux et ne pas avoir le courage de l'avouer. Cette peur mesquine de l'aveu je la trouve plus lamentable que n'importe quel crime.
— Crois-tu... que ce soit... toujours la peur... qui arrête les gens? Ne serait-ce pas parfois... la honte... la honte d'ouvrir son coeur... de le mettre à nu devant le monde?
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La peur s'était si bien infiltrée dans le corps et dans le sang d'Irène qu'à chaque coup de sonnette elle bondissait à la porte d'entrée pour recevoir elle-même la lettre de chantage qu'elle attendait à tout instant. Il y avait dans son énervement une espèce d'impatience, de désir, presque, car chacun des versements qu'elle effectuait représentait pour elle un soir d'apaisement, quelques heures de tranquillité en compagnie de ses enfants, le temps d'une courte promenade en ville.
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Irène s'apprêtait à répondre vertement. Mais soudain son sang se figea — n'était-ce point la porte d'entrée qui s'ouvrait et se refermait? C'était sûrement son mari qui venait de son bureau. Sans réfléchir, elle arracha sa bague et la tendit à la femme qui la fit rapidement disparaître.
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Son mari ne répondit pas et se dirigea vers la salle à manger, où la table était déjà mise. Irène avait la sensation que l'air la brûlait à l'endroit d'ordinaire occupé par sa bague; il lui semblait que tous regardaient ce petit espace de chair nue comme un stigmate. Aussi s'efforçait-elle, en mangeant, de dissimuler sa main ; mais ses sens surexcités la raillaient, lui faisaient croire que le regard de son mari ne quittait point son doigt, le suivait dans ses évolutions. Et elle usait de tous les moyens pour essayer de détourner son attention.
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Elle tentait de paraître joyeuse et de pousser les autres à la gaieté; elle taquinait les enfants et les excitait l'un contre l'autre, mais ils ne se disputaient pas et ne riaient pas non plus : son enjouement, elle s'en rendait compte, devait sonner faux et tout le monde le sentait, inconsciemment. Plus elle se donnait de peine, moins elle réussissait. Finalement, fatiguée, elle se tut.
Les autres, aussi, se turent; elle n'entendait plus que le léger cliquetis des assiettes, et en elle- même les voix montantes de la peur. Tout à coup, son mari demanda : « Comment se fait-il que tu n'aies pas ta bague, aujourd'hui ? »
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Elle s'était fixé elle-même un délai. Toute son angoisse chaotique fut pénétrée soudain d'un sentiment nouveau, d'une sorte de bonheur de savoir la décision si proche. Après-demain : maintenant elle savait à quoi s'en tenir, et cette certitude apportait à sa peur un étrange apaisement. Une énergie nouvelle surgissait en elle, la force de vivre et celle de mourir.
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Le fait d'être si près du dénouement et d'en avoir si sûrement conscience répandait en elle une clarté inattendue. Sa nervosité s'effaça devant une sage réflexion, la peur fît place à un calme d'une pureté cristalline, grâce à quoi elle vit les choses sous leur vrai jour et put les apprécier à leur juste valeur. E
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De toutes parts elle était menacée : par son mari, ses enfants, son entourage — et par elle- même. Plus moyen de fuir un adversaire qui semblait présent partout. Et l'aveu, qui serait le secours certain, lui était impossible, elle le savait maintenant. Une seule issue lui restait, mais celle-là sans retour.
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Le conducteur poussa un juron formidable, elle ne se retourna même pas : c'eût été le salut ou simplement un retard. Cela lui aurait évité d'agir. Elle marchait toujours, quoique d'un pas lassé : c'était si agréable de ne penser à rien, d'éprouver cette sensation obscure de sa fin, de sentir en soi un brouillard qui descend et enveloppe tout.
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Une pharmacie était tout près. Elle y entra avec un léger frisson. Le pharmacien prit l'ordonnance et se mit à la préparer. Rien n'échappait aux yeux d'Irène durant ces brèves minutes : la balance scintillante, les poids mignons, les petites étiquettes, et là-haut dans les armoires la rangée d'essences aux noms latins bizarres qu'elle épelait inconsciemment du regard. Elle entendait le tic-tac de l'horloge, sentait le parfum spécial, l'odeur fade et un peu grasse des médicaments; soudain elle se rappela qu'enfant elle demandait toujours à sa mère de l'envoyer à la pharmacie, parce qu'elle aimait cette odeur et que la vue de tous ces bocaux miroitants lui était agréable. En même temps elle se souvint avec effroi qu'elle avait oublié de faire ses adieux à sa mère, et elle eut pitié de la pauvre femme, qui serait terrifiée en apprenant la nouvelle. Mais déjà le pharmacien comptait les gouttes claires qui coulaient d'un bocal ventru dans un flacon bleu. Elle regardait, immobile, la mort passer d'un récipient dans l'autre, un frisson glaçait ses membres. Comme en proie à une sorte d'hypnose, ses yeux suivaient les doigts du préparateur qui enfonçaient maintenant le bouchon dans le flacon plein et collaient une bande de papier autour de la fiole dangereuse. La pensée de la chose sinistre qui allait se passer fascinait et paralysait ses sens.
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Les paroles confuses entendues dans son demi-évanouissement et le pressentiment sourd de jadis, qui n'avait jamais osé se transformer en pensée ou soupçon, s'enchaînèrent tout à fait. Elle comprit tout d'un seul coup, les questions de son mari, la stupéfaction de son amant, toutes les mailles du réseau terrible où elle s'était laissé prendre se défirent. L'amertume et la honte l'envahirent, ses nerfs se remirent à trembler et elle regretta presque de s'être réveillée.
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Des rires retentirent à côté. Les enfants étaient déjà debout et se livraient à leurs ébats tapageurs, tels des oiseaux saluant la naissance du jour.




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